5/03/2013

Marie Darieussecq nouveau Lautréamont

C'est ce qu'avançait Le Clézio dans Le Point en novembre 2003 dans un compte-rendu enthousiaste de La fille de neige.
Un site consacré à Darieussecq à l'Université d'Arizona le cite in-extenso:

 
«Sous couvert d’expédition polaire, Marie Darrieussecq nous entraîne avec « White » dans un voyage dans le sens, les mots et les sons. Jubilatoire. 
White, de Marie Darrieussecq, est sans doute le roman le plus inventif de l’année 2003, et l’on peut regretter qu’il ait été oublié de la critique en général et des jurys littéraires en particulier, même si l’auteur n’a pas besoin de cette reconnaissance officielle pour exister. L’œuvre de Darrieussecq fait penser à Lautréamont : le rêve du pourceau, au chant IV, commençait par ces mots :

"Je rêvais que j’étais entré dans le corps d’un pourceau... quand je voulais tuer je tuais.Truismes en découlait. Le passage de Falmer ou le spectre de Maldoror voltigeant au-dessus du Panthéon, c’est Naissance des fantômesWhite, c’est l’hymne à l’Océan, l’homme amphibie, ou même la "fille de neige" qui fait une apparition au chant VI. Ceux qui se reconnaissent dans les magnétiques tempêtes du Montévidéen vont suivre Darrieussecq dans ce nouveau voyage. Rien à voir avec la littérature de nos modernes têtes molles, cherchant l’anecdote, l’apex et la chute, la psychologie et les symboles. Il s’agit d’incantation, de plaisir, de sens, de couleur, de douleur, du corps et de l’âme. Si on court après des bulles, on manque le rythme, le feu, la glace.


De White, je dis voyage, mais non pas dans un pays, ou dans un temps. Un voyage dans le sens, dans les mots, dans les sons. On fait un pas de côté, on pénètre un monde parallèle, comme pour quitter la coque humaine. White, c’est une entrée dans le monde de Nemo, ou du capitaine Hatteras suivant la route de Makemson vers le pôle. Comme Rimbaud, Edmée Blanco part pour l’extrémité du monde sur un navire qui n’a pas de nom, un aviso, ou peut-être un brise-glace en compagnie de fantômes, cet équipage de bric et de broc recruté pour l’opération "White" (une base européenne sur le continent antarctique), précédé des spectres de Scott mort entouré de ses rennes et de ses poneys, d’Amundsen entraîné par ses chiens cannibales, ou de Shackelton naufragé avec son équipage sur une île au sud du Chili. A bord de son "Twin Otter", Pete Tomson (islandais, whatever his name) rejoint les voyageurs au pôle. C’est tout. De cette exploration moderne (repérage satellite, combinaisons isolantes et Velcro — scritch) Marie Darrieussecq extrait un chant à l’humanité, cette poudre vivante souffrante accrochée aux régions fertiles, attirée invinciblement par les vortex vides des pôles où tourbillonne le vent solaire et où chaque geste déclenche une hyperesthésie et un éclair électrique. L’on pense sans cesse à Lautréamont, à sa fureur lexicale, aussi à Rimbaud, à son goût provocant pour la langue anglaise, à Hugo pour les onomatopées (à Pratt, donc).

Un temps d’éternité 
Plongez dans ce livre merveilleux, entrez dans cette jubilation. Vous sentirez les mouvements de la mer contre la coque du bateau comme sans doute jamais vous ne les avez ressentis. Vous traverserez les rideaux glacés de l’atmosphère, vous connaîtrez l’ivresse d’être debout sur l’un des deux toits de la planète, dans l’absolu : si le noir est l’absence de couleur, la toile de fond entre les étoiles, le truc tendu dans la soupente de l’univers – "le blanc est la fusion du rien... mais l’on voit se balancer les cimes vertes, et certains même l’affirment : on sent l’odeur puissante de la terre habitable". Sans retenue, laissez-vous entraîner dans un langage où les sons crépitent, irradient le sens, comme ces étincelles qui accompagnent l’amour entre Edmée et Pete, E et P, un temps d’éternité volé à l’immensité vide de la nature qui n’a pas besoin des hommes, des femmes. Où les éclairs sont "zoon ! shlak !". Où les fantômes des idées s’accrochent aux haubans en oiseaux gelés," ziiii ! Et hop et crac et chchch...". Voyez comment l’amour vient à bout des spectres, comme dans le grand ciel crépusculaire où Lautréamont lançait des vols de spermatozoïdes. L’exploration finale du monde c’est, dans le secret de l’utérus, la rencontre de ces corpuscules d’une "longueur maximum de 60 microns, frétillant de la queue et pointant du museau, et d’une sphère d’environ un quart de millimètre de diamètre" flottant rêveusement dans "un milieu opaque" et "totalement dépourvu de raison." Peu de romans parlent aussi bien d’amour et de chimères, la seule vérité dans cet univers où l’indifférence est souveraine. "Où le sang bat, la mer est belle, la Terre tourne, et aux deux pôles, tout est calme et blanc.
»

J. M. G. Le Clézio, Le Point, le 21 novembre 2003.